Avec son dernier Roman, « Face au Styx », Dimitri Bortnikov, trimballe son lecteur sur les traces d’un écrivain russe, de Paris d’aujourd’hui, féroce pour les pauvres, vers ses terres natales, dans la lointaine steppe russe, d’Asie Centrale. Considéré comme l’un des écrivains russes, les plus talentueux de sa génération, l’auteur était de passage, à Marseille. Rencontre avec celui qui aime bousculer les lettres françaises et compare la Littérature française actuelle à un « Cadavre ».
L’écrivain Boris Bortnikov. Marseille avril 2017
Dimitri Bortnikov cultive, lors de ces rencontres avec le public, un personnage, légèrement déjanté, sorte « d’Idiot » magnifique, passionné et passionnant, lançant, au passage, quelques jurons, et surtout un bon coup de pied dans la fourmilière du « Cadavre de la Littérature française », comme il la définit. « Je me bats pour ne pas entrer dans la littérature, pour ne pas être aspirée ». Au passage, il envoie valser pas mal de codes, ne s’épargne pas, égratigne son ego, et surtout croque, à pleine dent, la langue française. En nourricier des « langues qui deviennent anorexiques ». Il refuse de faire partie de ce petit cercle littéraire français, qui est tout en « Murmures et Ronronnements ». Lui, « ne se censure pas ». « Je me bats pour ne pas entrer dans la littérature, pour ne pas être aspirée ». Les Trop pleins de langages, comme les jurons, points d’exclamations, qui parsèment l’œuvre de Dimitri Bortnikov et mettent en mots la cruauté de la vie, rappellent, sur certains aspects, ceux de Louis Ferdinand Céline (que l’auteur n’a d’ailleurs pas lu). Mais la comparaison, s’arrête là. L’auteur, né à Samara, en Russie en 1968, a inventé son propre style, d’une liberté réelle. « Je ne fais pas de la littérature, je fais, autre chose, je ne sais pas quoi ». Il était de passage à Marseille, fin avril 2017, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Face au Styx », publié aux éditions Rivages. Orchestrée et modérée par Amandine Tamayo, coordinatrice de sa résidence d’écriture marseillaise, en 2012, à l’association Peuple et Culture, Marseille, cette rencontre a été le fruit d’un partenariat avec Peuple et Culture et le CIPM, Centre International de Poésie de Marseille.
« D’une langue à l’autre »
Ses première nouvelles, Dimitri Bortnikov, les publie en Russie, en 1996, dans les pages littéraires de l’édition du Playboy soviétique. Deux ans plus tard, il s’installe à Paris, grâce à une bourse de la fondation de George Soros, après des études de lettres classiques à l’université de Samara, sa ville natale. Il clame son amour pour le Slavon, « une langue sauvage » qu’il a apprise en écoutant les liturgies orthodoxes, scandées en langue ancienne, par son aïeule, aveugle de naissance, lors des cérémonies funéraires. A côté, le russe « est une langue de loup édenté » ! Une connaissance qu’il lui permettra de traduire « Les lettres d’Ivan le Sévère, dit Ivan le Terrible », parues en 2012. Il écrira, entre autres, en russe, Le Syndrome de Fritz, qui reçoit le Booker Prize russe en 2002, et le Prix du best-seller national. Par la suite, il choisit le français, sans se poser de question. « C’est par la lecture que j’ai appris le français littéraire ». « J’avais quelque chose à dire, quel que soit la langue utilisée, l’important est ce qu’on a à dire ». « Le pays n’est pas une langue », rajoute-t-il.
« Face aux Styx »
Son livre, « Face au Styx », paru en 2017, aux éditions Rivages, qui dépassait , dans sa première mouture, les 3000 pages, est composé comme un aller-retour entre le présent parisien d’un écrivain au bord du ravin de la société et de l’amour, et son passé russe qui ne veut pas mourir. On suit le narrateur-écrivain qui surnage dans un Paris inhospitalier, crèche de piaule en piaule, travaille un peu comme aide à domicile pour les vieux et les handicapés. Il traduit de la langue Slavone (sorte de russe ancien, que plus personne ne parle aujourd’hui, à part, peut-être, lui) la liturgie d’ Ivan Le Terrible et surtout rencontre « La » Femme ; un après-midi de quasi déluge, dans le 7ème arrondissement parisien. « Elle suivait mes yeux et elle voyait les voiles. elle voyait le monde avec mes yeux…juste un instant, oui mais il dure ! il dure encore ! les bateaux venaient de l’autre côté de la vie, de la mort, de l’enfance… de l’autre monde peut-être ! mais je m’en fous de la cargaison ! c’est les voiles qui comptent ! voiles écarlates de la joie-j’ai reconnu ! c’était tout ce que ma vie pourrait porter…les voiles sans bateaux, juste les voiles ! mais quelles voiles. »
La Terrible Famine
Au fil du roman, surgissent des figures du passé russe de l’écrivain tourmenté par son histoire d’amour avec cette parisienne, femme iconique qui le torture du haut de son indifférence et ses fuites.
« Face au Styx », ou un récit balancier entre deux mondes, deux cultures. L’écrivain exilé revient vers le petit Dimitri, enfant de la steppe soviétique, adoré par une arrière-grand-mère, aveugle, Babanya, pour qui il était « La lumière de sa vie », et éduqué, avec « sagesse » par un pépé Jo, alcoolique et lubrique. Enfant qui a partagé la vie rude des paysans russes, et qui se souvient des récits effrayant sur sa grand-mère victime de La terrible Famine, et où il arrivait encore au XXème siècle, dans les coins perdus de la Russie centrale, que des enfants soient dévorés par leurs parents, rendus fous par la faim.
La danse des paysans. 1538. 1538. Tableau de Pieter Brueghel ou Bruegel dit l’Ancien.
“Et alors ? et pépé Jo ? pour vous donner une idée ! si vous avez vu ce Bruegel, « La danse des paysans » – vous l’avez vu, mon pépé. il est dedans ! tout à gauche, en train de rouler une pelle éternelle à une paysanne beurrée. il a un bonnet rouge, lui, et elle – en a un blanc. vous allez vite les reconnaître – ils sont aux anges ” Dimitri Bortnikov
La Famine, le fléau que l’on tait, Lui, le narrateur, double de l’auteur, la subira aussi, à l’âge de vingt ans, à l’heure où l’URSS comptait ses dernières heures. Il est appelé en service militaire au Pôle Nord, affamé par ses supérieurs qui ont mal rempli les formulaires administratifs pour se faire livrer la nourriture.
« J’ai jamais pensé qu’un homme peut avoir faim comme ça ! dalle du matin au soir ! faim de punaise ! ah oui ! mille tiques ! on bouffait comme si on avait le bide troué ! toujours prêts à mordre la semelle du copain ! ».
Mystique russe
Anges, démons, réincarnations d’enfants perdus dans le blizzard, roi des rats qui porte chance, icône du « Larron », sorte de diable populaire orthodoxe, apparaissent, surgis des brumes de la mystique populaire russe. Et l’auteur se permet de majestueuses envolées, surtout quand vient la neige, qui recouvre tout et spécialement nos certitudes de la réalité, comme dans un tableau de Bruegel.
L’adoration des mages en hiver, par Pieter Bruegel
De Paris à Samara, on suit l’écrivain Dimitrius, qui se débat entre vraie désespérance, combat pour survivre, humour, sarcasmes et jurons protecteurs, recherche de l’amour et profonde humanité, et qui ne cesse d’écrire pour lécher les plaies du temps qui passe. « L’amour n’existe pas sans la mort », confie-t-il, en interview. Le dernier roman de Dimitri Bortnikov, « Face au Styx » est une parabole, quasi métaphysique, une recherche de « La vision », celle qui nous renvoie à l’autre côté de la vie, peut-être vers nous-mêmes aussi. Dimitri Bortnikov, témoigne que l’écriture de ce roman, l’a profondément transformé et qu’à travers ses personnages, c’est sa propre réalité qu’il est allé quérir. En nous emportant, nous lecteurs, au passage.
Bibliographie de Dimitri Bortnikov
Je suis la paix en guerre, lettres d’Ivan le Sévère, dit Ivan le Terrible, trad. Dimitri Bortnikov, Allia, 2012
Le Syndrome de Fritz, (Booker Prize russe en 2002) éd. Noir sur Blanc, traduction Julie Bouvard, 2010, rééd Libretto, 2012.
Repas de morts, éditions Allia, 2011.
Furioso, éditions Musica Falsa, 2008.
Svinobourg, traduction Bernard Kreise, Le Seuil, 2005.